Dix-sept heures, dans le plus vieux bus de Douvres.
Ça raquasse là-dedans, un vacarme à réveiller les falaises blanches.
Autre bruit, un murmure : des respirations douces, appuyées, pleines de rêves ; celles des dormeurs du bus, les passagers plongés dans leurs songes, tous, sans exception. Ces souffles endormis, en voilà une berceuse pour le conducteur. Le bus titube sur le béton. Le bus s'arrête. Entrent cinq magnifiques jeunes figures, transportant avec elles leurs cris de follettes adolescentes.
C'est fou ce que ça peut faire, comme bruit, le bonheur.
Mais pas au point de déranger le club des dormeurs imperturbables. (Sauf Pan.)
Pan, il ouvre grand ses yeux qui font office d'océan. Le bleu de sa mer détaille les filles, les cinq, les magnifiques à la façon de Moira. Mais Moira elle est ailleurs. Jamais avec les autres.
Jamais avec Pan. Pan, à qui il reste Cassandre, Cassandre depuis toujours, c'est déjà pas trop mal. Cassandre qui l'attend, alors Pan s'échappe du bus en courant, loin des belles créatures trop semblables à Moira, Moira qui n'est plus là en l'étant toujours. Trop, trop.
Dans les escaliers aussi il court, car Cassandre lui avait dit de le retrouver au phare, où il n'était pas, mais c'est qu'il est en haut, évidemment. Là où on peut voir mieux que n'importe où, le soleil qui nous souhaite une bonne nuit. Tout un spectacle pour un au revoir de douze heures. Crâneur.
- Pan ...
Bouffée de tendresse. Faut voir comme il le caresse, ce nom. Ça donne envie de croquer dedans, Pan. Pan, Pan.
- Tu ne trouves pas ça superbe toi ?
Sourire sur Pan, devant l'air sur le visage de Cassandre.
Cassandre a été fabriqué par la perfection, c'est sûr. Elle s'est dite, celui-là, je vais le réussir. Parce qu'elle essaie, souvent, la perfection, de s'installer sur certains visages. Sauf qu'elle se plante. Regardez Pan : à demi ange, à demi humain. Ange complètement raté. Et à ses côtés, Cassandre, entièrement réussi, entièrement parfait, à croire qu'elle y a vraiment mis tout son cœur. Ça a dû drôlement la fatiguer, parce que Pan, il l'a jamais rencontrée sur aucun autre visage. Cassandre, ça doit être sa seule œuvre parfaite.
- Ça donne envie de tomber.
Il regarde dans le vide, l'eau teinté d'orange à cause du soleil explosant.
- Tomber-voler.
Bien sûr. Il a un très, très gros sourire, là, et vous, à le voir comme ça, vous voudriez volontiers tomber-voler avec lui, même si c'est pas possible.
- Tu veux pas essayer de tomber-voler avec moi ?
Mais vous pouvez remballer vos projets, tout ce qu'il y a de beau à faire, pour Pan, ce sera avec Cassandre.

Cassandre comprend.
L'appel du ciel et les rêves qui effacent les autres idées. La tête qui réfléchit comme celle des enfants, pensant qu'aux jolies choses. Aux nuages aux étoiles aux galets aux rafales de vent de la nuit. Aux fantômes aussi, ceux qui sont aimables.
Cassandre comprend.
Alors Pan sourit, et Cassandre aussi, il le sent dans son aura, sans avoir besoin de le regarder, il le sent, le sourire de Cassandre. Il l'entend aussi, qui postillonne des débris de bonheur. Il l'entend, le sourire, qui le remercie de l'avoir fait naître. Cassandre, quand Pan est pas là, souvent les sourires ne l'accompagnent pas non plus.
Pan, il a des ailes, soudain, des ailes-bras, c'est Cassandre qui l'emmène voler au loin.
- Ferme les yeux, imagine que tu voles alors. Tu sens tout ça ? ça t’appartiendra toujours Pan, toujours.
Le nuage de ses paupières se pose sur ses iris océanes. C'est tout noir là-dessous ... Et puis c'est coloré. Il y a tout. Le blanc-gris des nuages et leurs filaments vaporeux. Le orange-rouge du ciel qui s'endort. Et sous lui, sous eux, Cassandre, Pan : la mer. Le phare. Les falaises, Douvres.
Sous ses paupières, les yeux de Pan sourient.
Le reste de son corps vole.
Ils prennent leur temps, c'est pas comme s'ils étaient un oiseau pressé, ils ont tout leur temps. Ils pourraient rester là des éternités, à voler à deux, avec Cassandre en forme d'ailes d'oiseau. À danser au-dessus du monde, et tantôt éviter les nuages, tantôt foncer dedans, se fondre en eux, se perdre dans leur brouillard. À avancer contre le vent, le combattre et le vaincre. À vivre dans les cieux, comme des dieux.
Et puis ils reviennent. Ils y repartiront, mais là, ils reviennent. Pan, il le sait qu'ils peuvent y retourner, là-haut, n'importe quand et n'importe où, mais là, là, il faut retomber sur la terre, sur leurs pieds.
Ils y retourneront.
Quand ils rouvrent les yeux sur Douvres, le ciel a changé. On a oublié le soleil au profit de la lune, ça y est, la lune, énorme boule de lumière argentée, astre en suspension au milieu des étoiles.
Quand il rouvre les yeux, Pan, il part à la recherche de ceux de Cassandre, ils sont tous près, deux billes bleues foncées. Il leur parle en langage du regard, si on essaie de comprendre, ça donne un peu quelque chose comme : merci pour le voyage.
Et puis Pan se met aux mots, c'est joli les mots aussi parfois.
- Je t'aime. Comme tout le monde devrait t'aimer.
Sous-entendu : par exemple ce garçon qui te crève le coeur à chacun de ses mouvements.
Mais non-dit.
- Tu m'aimes, toi ?

Pan reste enfant et Pan reste derrière. Certes il a les oiseaux, il a les rêves colorés, il a le sourire enfantin et plein d'espoir, mais il n'a plus Moira, il n'a plus l'inconnu du lac. Un mal pour un bien - du bien pour du mal.
Sauf Cassandre.
Dix ans, quatre ans, dix-sept ans, la vingtaine : Cassandre, il reste.
Toujours.
Parfois, il disparaît, il va aimer des garçons, un garçon, il s'en va pour l'aimer un peu n'importe comment et pour se faire aimer, mal aimer. Mais même dans ces jours-là, Cassandre, il est quand même là, joli fantôme, lumière dans les yeux du gosse, feu de joie dans sa poitrine, oxygène pour ses poumons.
Et puis après il revient. Le cœur un peu lourd. Les sentiments en vrac. L'amour inutile.
- Je t'aime plus que n'importe qui Pan...
Oh les jolis mots.
Ça fait tout chaud dans sa poitrine, tout doux dans son corps, ça a sur lui comme l'effet d'un chocolat chaud aux marshmallow, d'une couverture, d'un coup de vent d'été - chaud.
Ça lui rappelle du vieux temps, quoi qu'à cette époque il était déjà, encore, toujours un enfant. Ce jour où. C'était peut-être en hiver, peut-être un soir ou un après-midi, un jeudi occupé, un dimanche paresseux. Que sais-je. C'est le jour où, c'est tout, c'était il y a longtemps, mais du longtemps qu'on n'oublie pas.
On n'oublie pas son premier baiser.
Ce jour-là, Cassandre était trop beau, trop époustouflant de simplicité, allégorie de la bonté, c'en était trop pour Pan. Il a décidé qu'il(s) serai(en)t amoureux. Il avait vu les gens faire dans les films, il avait caché ses yeux de ses mains - dégoûtant - mais regardé quand même entre ses doigts - attirant. Il a fait tout pareil. Pleins d'acrobaties de lèvres. Sans la langue. Ça, dans les films, c'était invisible.
Ce baiser, ça a laissé de drôles de traces sur eux.
Sur lui.
Comme l'envie de recommencer, parfois.
Parfois-maintenant.
Pan, il tourne la tête, Pan, il tend les lèvres, à la recherche de Cassandre ...

Au dernier moment, un coup de vent le pousse vers la droite. Trop loin. Raté.

Spoiler:

- T’es vraiment beau…
L'enfant hésite un moment. Bug dans son cœur. Ça veut dire quoi, en fait, tous leurs jolis mots depuis tout à l'heure ? Est-ce que ça veut dire l'amour ? Parce qu'eux, l'amour, ils l'ont déjà un peu, chacun de leur côté. Non ?
Oh, puis Pan, il fait la gueule au vent et c'est tout. Ce fourbe, à l'envoyer promener au moindre geste, à la moindre tentative d'embrasser Cassandre. Il boude les bourrasques qu'ils se prennent en plein dans les yeux ...

Et puis il se prend Cassandre en plein dans les lèvres.
Alors, ça.

Cassandre a le savoir-faire de celui qui a accepté de grandir un peu et qui a vécu des expériences amoureuses comme l'exige l'adolescence. Qui mélange sa langue de temps à autre à celle d'un grand monstre tatoué.
Mais là c'est pour Pan. Le baiser, pour Pan.
Les lèvres de Cassandre qui jouent avec les siennes pendant quelques secondes, le temps pour le soleil, oh, de disparaître complètement, enfin, de laisser sa place aux étoiles. Et une éternité pour Pan, perdu dans le souffle calme de Cassandre, ses mains croisées dans son dos, sages.
Ses yeux clos sur Cassandre.
Son nez refroidi par les caresses de la nuit naissante.
Sa bouche, occupée, toujours.
- C’est un secret, faut pas le dire d’accord ?
Pan rattrape son souffle. Toujours possédé par la danse passée de leurs lèvres, il peine à répondre, le gosse. Cassandre ancré dans son corps à lui, et son esprit qui se questionne.
Secret, secret.
- Mais ...
Plein de questions l'enfant.
- C'est pas bien.
C'est pas bien à cause de Monroe.
C'est pas bien à cause de l'inconnu du lac.

- Non je sais…
Mais quoi ?
Mais c'est doux ...
- Tu veux qu’on arrête ?
Il cherche la réponse dans les beaux yeux de Cassandre.
S'y perd, un peu, dans les arabesques de couleurs, les courbes de ses prunelles.
- Je ... je sais pas.
C'est quoi, un baiser, d'abord ?
C'est qu'on lui a jamais expliqué. Est-ce que ça sert à quelque chose ? Un baume au cœur, un pansement à l'âme, un truc comme ça ? Est-ce que c'est pour passer le temps, pour dire ce qu'on arrive pas à mettre dans des mots, pour étouffer le silence, pour dire au revoir, bonne nuit, adieu, à demain ?
C'est quoi un baiser ?
Est-ce que c'est universel, pareil pour tout le monde, mêmes danses de bouches, mêmes mouvements de langues, mêmes souffles qui se perdent dans l'autre, mêmes choses, partout ? Un baiser mondial ?
Ou est-ce que ça change d'une personne à une autre ? Après tout les lèvres n'ont pas toutes les mêmes rebondissements, les langues la même souplesse.
et puis ce baiser-là n'avait pas le même goût que ceux de l'inconnu, c'était doux tout pareil mais ça manquait de chaleur-désir, c'était un baiser de découverte, un baiser de tendresse, un baiser abandonné sur les lèvres de Pan au lieu de dire « je t'aime », c'est tout.
L'enfant, ça le rassure un peu, de pas avoir trompé son inconnu finalement, son homme avec visage, mains, bouche, mots magnifiques et histoires venues d'ailleurs.
Il se dit qu'ils peuvent continuer.
Alors il reprend les gestes de Cassandre, les copie pour ne pas aller de travers : il va cacher ses mains dans ses omoplates, là où il ne les voit plus, s'approche tout doucement, présente ses lèvres et les pose sur celles de Cassandre, les presse, s'empresse, rougit un peu.
- C'est ... c'est comme ça qu'il faut faire ?