Des mères meilleures amies. Des dates de naissance proches. Des maisons voisines. Des pères copains de chasse. Tout l'univers voulait que cette Moira et ce Pan se lient. Dociles, ils ont obéi. Appris tout ensemble - parler, manger, marcher, vivre. Grandi ensemble. Joué ensemble.

Sept ans. Ils sont meilleurs amis. Les cordes et la guitare. Les lacets et la chaussure. Les pétales et la fleur. Compagnons de vie. Ils jouent. Cache-cache, loups glacés, jeux de l'oie, escapades dans les arbres, les bois, jeux de rôles - ils sont Humphrey Bogart et Lauren Bacall.

Des âmes sœurs, en somme. Deux personnes fabriquées sur mesure, parfaits l'un pour l'autre. Moira a les mots, Pan a le silence. Pan a l'imagination. Moira a les responsabilités. L'osmose parfaite.
Et Pan a toujours été l'enfant, Moira l'adulte. Qu'ils aient été enfants avant ou adultes maintenant.

Ravissante créature que Moira. C'est la belle du village.
Elle a évolué doucement dans le monde. Elle continue d'évoluer. L'opinion publique : à la poubelle. Elle porte cette robe imprimée d'ananas si elle veut. Elle rit fort si elle le veut. Elle prend des cafés seule si elle le veut. Elle porte des bonnets-panda si elle le veut. Elle marche les yeux fermés si elle le veut.
Elle est l'indépendance et la lucidité. Elle vit là, sur Terre, loin du monde de Pan.
Et elle continuera à faire sa voie dans le monde.

Pan, depuis que Moira l'a quitté pour le monde des adultes, il prend le bus. Tout le temps, toute la journée. Il prend le bus à l'arrêt le plus proche, voyage jusqu'au terminus, puis reprend le bus en sens inverse - et rentrer à la maison. Ça peut durer des heures.

Ce monde d'adultes auquel Pan en veut pour avoir emmené Moira loin de lui, c'est le sien aussi. Pourtant. Vingt-deux ans, un mètre quatre-vingt huit, du poil au menton. C'est la tête qui ne va pas. C'est l'âme de l'enfant dans le corps d'adulte.

Il habite une grande maison en pierre blanche. Autour de cette maison, un vaste jardin. Dans ce jardin, derrière cette maison, un lac. Habité par des nénuphars et assez profond pour qu'on puisse y nager.
Parce qu'il ne fait rien qui lui permette de gagner de l'argent ou qui lui permettra un jour de gagner de l'argent, les mauvaises langues de la famille disent que Pan procrastine. On le dit amoureux de son lac - et on se moque. Un lac, pff.

Pan est pas amoureux du lac, il est amoureux du garçon qui s'y baigne.

L'hiver, le lac est gelé. Il y fait du patin à glace.
L'été, le lac est à vingt degrés. Il s'y baigne.
Mais lui, et seulement lui. Le lac, il est à la famille. Et la famille, elle préfère la propreté de la piscine. Alors le lac : il est à lui. Son havre de paix, son point de repère. Son état nécessite des endroits où il peut se retrouver. Comme le lac.

Le lac, le douze avril, était occupé. Il y avait là une ombre, ce n'était pas lui, puisque lui, Pan, était là, au milieu de l'herbe, surpris de la présence d'une silhouette inconnue dans ce lac privé.
Grande, la silhouette. De dos. Et nue - des bouts de tissus trainaient à ses pieds. De la pointe du pied, elle évaluait la température de l'eau chauffée par le soleil.
Le lac est entouré d'arbres et Pan s'est caché derrière eux. Le lac était pris par l'inconnu et Pan l'a observé.

Puis l'inconnu lui a parlé.
Difficile de ne pas sentir le regard du garçon sur lui.

L'inconnu du lac n'a pas peur. Pas peur d'aller se baigner tous les vendredis dans un lac privé. Pas peur du silence de Pan. Pas peur de la condition de Pan, qu'il a saisie. Pas peur d'embrasser cet inconnu, de temps en temps, cet inconnu, habitant de cet immense maison, véritable propriétaire de ce lac. Pas peur parce qu'il peut se le permettre, parce que l'autre n'y comprend rien, parce qu'il serait presque amoureux.

Pan n'a pas peur avec l'inconnu. Pas peur du monde des grands. De leurs corps nus pressés l'un contre l'autre quand ils se baignent, s'enlacent, s'embrassent. De s'enlacer, de s'embrasser. Pan n'a plus peur.

Mais l'inconnu du lac ? Parti. Envolé. Venu un vendredi pour ne pas revenir le suivant, ni celui d'après. Disparu sans un mot, un signe, qui aurait pu dire que. Et Pan, bientôt il finira par croire que son inconnu est mort.

Et Pan, bientôt il finira par croire que tout le monde l'abandonne toujours.