Tu rêves. Un peu. Beaucoup. Assis sur un petit muret, tu regardes les gens amener leurs souvenirs pour les faire cramer. T’as toujours été fasciné par le feu. Si destructeur. Comme s’il pouvait faire disparaître tous les problèmes. Il passe, et il n’y a plus rien. Plus que des cendres et des souvenirs.
Ils viennent en petit nombre les gens. Un par un. Ils déposent leur objet. Restent quelques secondes. Puis repartent. Juste comme ça. Mais toi, t’as voulu faire différent. Pour changer. Alors t’es resté.

Il t’avais pas spécialement attiré l’attention. Il était juste comme les autres. A déposé quelque chose et puis voilà. Mais il est resté. Un peu. Et surtout, il a pris tes feuilles. Tes lettres. Tu as mis un moment avant de le remarquer. De très longues minutes. Il a eu le temps de lire. Un peu. Beaucoup.

Quand tu as pris, c’est comme si une bombe avait explosée à l’intérieur de ton cœur. Tu t’es levé en trombe pour courir jusqu’à lui. Putain de connard. « TU T’FOUS D’MA GUEULE ?! » T’attrapes la feuille qu’il a sous les yeux. Violemment. « Putain d’merde ! T’as pas le droit ! ». Il ne peut pas avoir lu. Il ne peut pas connaître tous tes petits secrets … Ca serait inconcevable. Putain …

Quel mauvais goût, Louis. Lire ainsi le courrier intime des autres dans le seul but de se détendre un peu. Il n'y a aucune compassion dans son cœur, tout juste une pointe de tristesse à l'idée que l'histoire que les pages racontent est plutôt dure. Rien à voir avec les niaises histoires d'amour qu'on voit à la télévision, pour le coup, les choses sont plus intéressantes, parce qu'elles sont réelles. Évidemment, tout cela est incomplet, il lui manque le cœur même de cette histoire, les sentiments vécus. Lui observe cela avec froideur, distance, comme c'est son habitude au final ; il ne voit là qu'un pan de mur qu'il pourrait ajouter à la forteresse de sa vie imagée. Au fond, les histoires des autres ne constituent-elles pas la meilleure source d'inspiration pour reformer son univers ?

Évidemment, toute incursion dans la vie privée de quelqu'un a des conséquences logiques. En particulier quand ce quelqu'un vous voit vous délecter de ses malheurs. Louis regarde un instant le type qui vient de lui arracher la feuille des mains, et il en déduit que ces lettres jetées sont les siennes. Le Français ne peut s'empêcher de sourire doucement en l'observant. Curieusement, il se serait attendu à quelqu'un de différent, peut-être de plus jeune. « Si tu es en proie à un chagrin d'amour, c'est pas la peine de me gueuler dessus, je n'y suis pour rien. Mais je peux t'offrir mon épaule, ce sera plus confortable pour toi. » Le pire étant qu'il a l'air sincèrement compatissant quand il dit ceci, alors qu'il sait pertinemment que cela va plutôt jeter de l'huile sur le feu...

T’as envie de le tuer. D’arracher son sourire stupide de son visage de petit con. Que quel droit a t-il lu tes mots ? Tous ces sentiments idiots que tu as mis sur papier. Tes doutes. Tes peurs. Tes regrets. Puis un peu de ton cœur aussi. « Si tu es en proie à un chagrin d'amour, c'est pas la peine de me gueuler dessus, je n'y suis pour rien. Mais je peux t'offrir mon épaule, ce sera plus confortable pour toi. » Brusquement, sans réfléchir, le coup de poing part. Il vient atterrir sur son visage d’ange. « Jt’emmerde ! » Tu sers le poing. Fort. Fort. Tu sens la panique monter. Là. Au plus profond de toi. Est-ce qu’il sait pour le feu ? Tu veux pas aller en prison. T’y crèverais. « Tu sais quoi ?! T’as lu quoi ?! J’te jure que si tu parles de quoi que ce soit, j’te bute … » T’as peur. Et c’est elle qui parle là. C’est la peur qui s’exprime pour toi.

Tu mets tes mains sur ton visage. « putain putain putain … » Tu réalises un peu. Le bordel que ça peut foutre. « C’était un accident ok ?! »

Ce garçon le fait sourire. Louis se délecte de voir son expression de haine ; il pourrait presque lire son envie de meurtre dans ses yeux, tant le pauvre hère est horrifié parce qu'il vient de faire. Curieusement, lui, cela ne le dérange pas le moins du monde. Il n'a pas eu le temps de lire beaucoup, mais c'est un détail : il a déjà vu quelques phrases très intéressantes qui l'ont renseigné sur la situation, pour le reste, il lui suffira de lire au repos les lettres qu'il a cachées dans sa veste. En attendant, il peut tout à fait s'amuser avec lui. Son âme de manipulateur aime les drames, c'est plus fort que lui. Il aime quand ça pleure dans les chaumières. Évidemment, il ne sait pas tout, mais c'est justement ce qui rend la chose intéressante. Et puis, vous connaissez la maxime. Il ne faut jamais, jamais faire confiance à Louis. Il aime trop agir sur le monde et se croire dans un roman. Le coup de poing que lui lance le jeune homme fait un peu mal à son ego, mais au fond, c'est plutôt excitant. C'est la preuve qu'il a touché un point sensible, et il adore cela. Plus tard, il y aura de quoi refaire la scène et se poser en victime, mais pour le moment, le prédateur c'est lui. Il a mal mais fait mine de ne pas souffrir, ce qu'il a l'habitude de faire - vu le nombre de fois où il s'est infligé lui-même la douleur pour son rôle, cela n'a rien de difficile. Il ne cille même pas. Et tout à coup, l'autre semble comprendre qu'il a dû lire quelque chose, et sa peur prend le dessus. Qu'est-ce qui est un accident ? Louis ne l'a pas encore lu, mais il est persuadé que ce sera passionnant. Il sourit. « Un accident, dis-tu ? Il n'empêche que ta culpabilité est flagrante. » Il ne sait pas du tout de quoi il parle, mais peu importe, c'est un manipulateur né. Il parvient à avoir l'air sincère, presque compatissant. Il lui plaît bien, ce type.

Persuadé que l'autre sera trop paralysé pour tenter quelque chose contre lui, il prend le risque de lui tourner le dos et de fixer un point sur l'horizon. « En soi, je n'ai pas de raison de parler. Tu peux te sentir tranquille, je garde très bien les secrets. » La dernière proposition est dite sur un ton lourd de sous-entendus. Des secrets, il en garde. Beaucoup. Mais il s'en sert aussi, parfois. Même s'il ne va pas le lui avouer comme cela.

Tu trembles. Comme un gamin. Comme une feuille. Comme un idiot surtout. T’as l’impression que ta vie va changer d’une minute à l’autre. Il sait. Et lui, ce n’est pas Niel. Ce n’est pas cet être un peu innocent, un peu mignon, qui ne ferait de mal à personne. Surtout pas à toi. Lui, c’est un inconnu. Un inconnu heureux de te voir à sa merci.
Il réagit pas. Ou peu. Il ne hurle pas de douleur. Ne gémit même pas. Et ça, ça t’énerve. Il fait comme si de rien était. Comme si tu ne l’avais pas frapper. Alors tu sers le point. Tu te réprimes « Un accident, dis-tu ? Il n'empêche que ta culpabilité est flagrante. » Tu sens ton cœur se serrer. Culpabilité. Elle te bouffe cette connace. Elle te bouffe de l’intérieur.

Tu déglutis. « En soi, je n'ai pas de raison de parler. Tu peux te sentir tranquille, je garde très bien les secrets. » Tes yeux se posent de nouveau sur lui. Sur son dos. « Pourquoi tu fais ça … ? » Dans ta voix, y’a dl’émotion. Ca ce morceau de vie qui fait encore battre ton cœur. Y’a ce qui prouve que tu n’es peut-être pas si égoiste que ça. Que t’as un cœur. « Ca t’amuse … ? De prendre les souvenirs des gens ? C’est dégueulasse p’tain … »

Tu fermes les yeux.
Tu veux oublier.
Juste oublier.

La douleur n'attendrit pas Louis. Rien ne pourrait lui faire mal au cœur, à part peut-être une prestation artistique bâclée. Mais la souffrance à l'idée qu'une intimité violée, cela le laisse indifférent. Pire : cela le fait vivre. Louis est un vampire des sentiments. Le malheur des autres fait son propre bonheur. Sa vision esthétique de la vie a besoin de ces drames muets qui jalonnent l'existence. Son art à lui, c'est de les révéler, et si cela ne suffit pas, de les créer. La vie de ce garçon était normale jusqu'à présent ; désormais, elle fait partie de l'Histoire selon Louis. Voilà pourquoi il fait cela. Mais l'expliquer à un néophyte est trop compliqué, trop contraignant. S'il voulait vraiment comprendre, il devait apprendre comment Louis avait passé sa vie à manipuler son entourage, à vivre dans un rôle plus que dans la réalité. Non, cela ne l'amuse pas. Au contraire. Pour Louis, tout a toujours été très sérieux. Ce n'est pas pour s'amuser qu'il fait cela : c'est sa manière de vivre. Au fond, c'est qu'il est encore plus désespéré que sa victime. « Non, ça ne m'amuse pas. Je fais cela pour une raison que tu ne pourrais de toute façon pas comprendre. Toi, tout ce qui t'intéresse, c'est ta propre petite vie, et tu trembles de peur à l'idée que quelqu'un puisse en être témoin. » Une légère note de mépris colore la dernière réplique de Louis, qui est plutôt sincère - ce qui est assez rare pour être signalé. Cela dit, comme apprécier quelqu'un qui se referme sur soi, qui veut tout garder pour soi, qui n'a donc aucune notion du spectacle ?