La tête lourde, tu te redresses sur les oreillers, réveillée en sursaut par la sonnerie de ton portable qui vrombit sur la table de nuit. Némo, qui s’était endormi sur toi, grogne, et se retourne, en t’ordonnant d’arrêter ce boucan, parce que c’est infernal. Prenant ton temps, tu bailles, frottes tes paupières encore tombantes de fatigue, et c’est de tes yeux opaques de sommeil que tu réussis enfin à identifier l’appel : c’est Jasmin. Un autre, tu l’aurais sans doute ignoré, pour aller retrouver la tiédeur des bras de Némo et surtout la quiétude rassurante de tes rêves. Mais c’est Jasmin. Alors tu te lèves, et tu quittes le lit conjugal, emportant avec toi un drap afin de couvrir ton corps nu, trop exposé aux courants d’air qui soufflent dans la maison endormie. Effectivement, le sol est froid, alors tu te faufiles jusqu’à la porte rapidement, pour trouver refuge sur le tapis qui orne le couloir. Et enfin, tu décroches.

Revoilà Colombine, traversant Douvres désert sous les étoiles. En même temps, il est deux heures du matin, alors les rares passants que tu croises sont des mecs bizarres avec des têtes de pédophiles toxicos. Mais t’as pas peur : t’as le même à la maison. Il fait froid, cette nuit là, alors tu te presses encore un peu plus, parce que t’as envie d’arriver chez Jasmin, au chaud, pour faire éclater ta colère ou tes sanglots. Avant que tu partes, il t’a interceptée pour t’interdire de sortir. Aller chez un autre mec en pleine nuit, tu rêves, Lo. Mais toi, pour ce que ça te fais, t’es quand même partie, d’ailleurs même si ça avait pas été Jasmin t’y serais quand même allée, rien que pour embêter Papy. Un cri d’oiseau te fait relever la tête, là haut le ciel est d’encre, sombre comme ton cœur, alors que seules quelques étoiles palpitent au milieu de l’océan noir que la fumée de ta clope tâche de blanc. En décembre, le climat est glacial à Douvres, et le temps encore pire que le reste de l’année. Et pendant que tu tapotes sur ta cigarette avec ton pouce, tu penses que tu dois être folle, pour t’être enterrée volontairement dans ce trou au dessus duquel Dieu semble avoir posé un couvercle gris. Oh, parfois, on voit le ciel, bien entendu, mais en ce moment, et surtout depuis que tu t’engueules avec Némo presque quotidiennement, c’est de plus en plus rare, comme si seuls les gens heureux pouvaient avoir droit à un petit bout de ciel bleu. Oui, il n’y a qu’une seule explication, la folie. Ou l’amour.  Et finalement, ces deux concepts ont beaucoup de points communs si on te prend en exemple : lorsqu’il t’a proposé de le suivre ici, tu n’as pas hésité une seconde à dire oui, et un plan s’était déjà formé dans ta petite tête blonde. Le prétexte de l’échange linguistique, afin de découvrir une autre culture, un autre mode de vie et d’apprendre à parler couramment l’anglais dans une famille typiquement britannique aurait pu passer difficilement si tes parents t’avaient bien connue. Tu as tout laissé en plan, le lycée, tes amis, ton avenir, pour aller vivre avec cet homme qui te serine qu’il ne t’aime pas mais qui s’approprie indécemment ton corps et ton esprit, parce que tu savais que le futur se trouvait dans ses bras à lui, et que sinon, tu ne voyais plus comment vivre. Comme si cette année passée à sortir avec lui à Paris avait brouillé tous tes repères, au point d’effacer les rares traces de bon sens qui traînaient encore en toi .

Et c’est précisément ce qui te rapproche de Jasmin, la raison pour laquelle vous vous entendez si bien, parce que vous partagez ce qui est précisément l’essence de vos êtres. Vous aimez. Sil a pris possession de lui comme tu appartiens à Némo. C’est de l’amour qui fait du mal et du bien, surtout du mal, c’est la culpabilité de Jasmin et tes tourments quotidiens.

Enfin la voilà, la petite maison de Jasmin, plutôt mignonne, planquée entre deux foyers familiaux. Tu jettes ta clope sur le trottoir et tu l’écrases d’un coup de talon, avant de passer le portail qui grince, et de sonner. Quelques secondes plus tard, il est là, planté devant toi, tu déposes un baiser parfumé sur ses tâches de rousseur, et tu fais comme chez toi, tu jettes ton sac par terre, tu lui offres comme compagnie tes UGG et ta Canada Goose, et débarrassé de ton attirail de fresheur, tu es la Colombine qu’il connaît. Tu relèves tes cheveux clairs en une épaisse queue de cheval, et comme seule justification de ton retard, tu donnes sur le ton de l’amertume mal dissimulée :

- Désolé. C’était un peu tendu, à la maison.