j'étais si près de toi que j'ai froid près des autres
Savait-il qu’elle ne parlait plus ? Lui avait-on dit que, dans sa gorge, depuis de longs jours déjà, les mots s’étaient entassés jusqu’à disparaître ? On l’avait laissée dehors. On lui avait dit
C’est bon Julia. C’est fini. Et on l’avait laissée partir. Il y avait eu quelques sourires polis, d’autres gênés, moins convaincus par cette décision, et une signature.
Et puis plus rien. Et puis le vide, la rue. Et puis les gens. Et toutes ces phrases qu’elle avait appris à prononcer pour les psychiatres puis pour les psychologues, pour les médecins puis pour les infirmières, toutes avaient disparu. Le creux dans son ventre s’était élargi jusqu’à prendre sa gorge et ses lèvres en otage.
Apte à vivre. Ils l’avaient décidé. Les maux qui la rongeaient n’étaient plus si grands. On la félicitait, on admirait sa volonté, à l’intérieur de cet asile. Et dehors, on ne la voyait plus. Sur ce trottoir où elle se tenait, les yeux vides et le cœur plein, on ne la voyait pas. On la bousculait, on la dépassait, jamais – jamais on ne s’arrêtait.
Vivre. Et ses doigts, serrés sur tout ce qu’il lui restait, tremblaient à peine.
Deux adresses, des cachets, une ordonnance, un téléphone. Deux adresses – dont une qui portait son nom et une où on l’attendait. Une qui était sienne et l’autre qui la voulait. Son mari ne la voulait plus. Le père de sa fille ne la désirait plus.
Vivre. Le choix fut aussi douloureux que rapide. Elle devait se montrer sage. Elle devait se montrer saine. La route fut longue jusqu’à la petite maison qui accueillait l’appartement de l’ancien interné qui l’accueillait. Elle crut se perdre, elle crut disparaître dans la foule, dans le vacarme muet de cette ville où elle n’avait jamais vraiment vécu. Elle crut pleurer pour chaque homme qu’elle croisa, pressé de rentrer chez lui, courant jusqu’à sa vie. Elle crut se briser pour chaque femme qu’elle vit, les mains serrées dans celles de ses enfants, le regard plein d’amour pour le quotidien si doux qu’elle avait.
Apte à vivre. Apte à vivre cette vie qui lui arrachait la voix, qui la vidait de tout.
Et elle était arrivée. Et elle l’avait vu – lui, celui qui l’accueillerait. Lui, ce fou qui n’avait jamais su se soigner, et son appartement aussi miteux que sa raison. Il avait semblé heureux de la revoir, puis suspicieux de son mutisme. Comme tous, comme chaque idiot qui s’approcherait d’elle, il tenta de la faire parler. Les questions fusèrent, les remarques et piques suivirent puis – dans un soupir – il abandonna. Il n’y avait d’elle que sourires polis et regards perdus. Elle n’était plus là. Il l’avait compris et s’était tu, un moment. Puis, dans sa folie qui devait être habituelle, il s’était remis à parler. A lui, cette fois. A lui, à elle, à personne, aux meubles qui ne tenaient qu’à peine, à la crasse qui s’accumulait. Il s’était mis à parler et ne s’arrêtait plus. Certains manquaient de mots quand d’autres en avaient trop. Elle l’observa, elle l’écouta dire ce qu’elle ne dirait jamais, penser à haute voix ce que son esprit n’accueillait plus. Jusqu’à ce qu’il parle de dormir, les yeux rivés sur elle, un sourire bien trop crade collé aux lèvres. Jusqu’à ce qu’il ne s’exclame
Tu ne vas pas dormir sur le canapé quand même !, riant déjà dans sa barbe, bandant sûrement déjà de ses projets. Elle recula tandis que lui avançait, aussi dégueulasse que son parquet.
Allez, déjà que tu parles pas… Il ne voyait rien. Il n’entendait pas son refus, il ne sentait pas son dégoût. Il ne pensait qu’à cette bosse dans son pantalon, avide d’une chaleur qu’elle pouvait lui offrir. Il s’approcha encore,
trop, et glissa son visage dans son cou. Les mains qu’elle posa avec force sur son torse ne suffirent pas. Il n’arrêtait plus.
Vivre. Le réflexe fut aussi surprenant que douloureux.
Apte à vivre. Le genou qu’elle enfonça avec force dans l’entrejambe de son hôte se mit instantanément à trembler.
Était-elle vraiment prête pour ça ? Mais l’homme disparut. Il n’insista pas, insultant la blonde de tous les noms et recommençant son monologue lancinant.
Depuis, le silence. Depuis, ils se croisaient sans un regard, acceptant simplement la présence de l'autre. Depuis, la blonde passait ses journées à virer entre canapé et cuisine, s'asseyant face à la table, l'esprit doucement étalé dessus, à la recherche d'une vie en elle. A la recherche d'un mot d'elle. Mais rien ne venait. Mais le jour se levait puis disparaissait pour laisser la lune veiller sur leur enfant maudit et aucun son, de cette gorge si creuse, ne sortait. Aucun mot, sur cette âme meurtrie, ne se posait.
L’agonie muette dura cinq jours. Elle essaya d’affronter la rue à nouveau mais chaque passage à l’extérieur lui arracha un peu plus de vie, un peu plus de souffle. Elle ne voulait voir tous ces gens qui vivaient aussi fort, aussi vite, elle souffrait du manque de douceur du quotidien qui courrait sur le bitume abimé de Douvres – alors, sans un mot, elle retourna s’asseoir à sa table et patienta. Soignée mais fragile, apte mais meurtrie, elle attendait la vie, la vie légère, celle qui viendrait se déposer sur son dos, réchauffant ses épaules glacées du vide en elle. Ce fut son téléphone qui s’éveilla en premier.
L’hôpital. Quelqu’un voulait des nouvelles d’elle, elle devait le rappeler, ils n’avaient rien pu lui dire. Elle acquiesça, hochant la tête comme s’ils pouvaient la voir.
Entendu. La personne au bout du fil s’impatienta de ce silence infini. Julia sourit, désolée, et raccrocha.
Lui. Il voulait de ses nouvelles. Son cœur s’emballa dans sa poitrine, allant beaucoup trop vite, battant une chamade qui lui fit tourner la tête.
Elle n’était pas prête. Son sang vrombissait dans ses oreilles, lui rappelant à coup de migraines qu’elle n’était que là, qu’elle n’était qu’elle, et qu’il voulait la savoir. Savoir comment elle allait. Parce qu’il s’inquiétait.
Vivre. Les heures passèrent sans qu’elle ne bouge. Là, son téléphone serré entre ses doigts, elle attendait. Elle attendait doucement, dans la patience des hommes fous, que quelque chose lui tombe dessus. Que quelque chose la réveille. Parce qu’elle aurait pu rester là, tout le temps, jusqu’à ce que son cœur s’arrête, vivant dans l’instant où il s’était souvenu d’elle, dans l’instant où il s’était inquiété – dans le calme de ne jamais avoir à l’affronter.
Vivre. Ses doigts se réveillèrent avant elle, tapant sans qu’elle n’ait à réfléchir.
« Café, Samedi, 17h ? » Elle avait ajouté l’adresse de son hébergeur, priant pour qu’il ne soit pas là le temps venu.
Et les jours étaient passés. Deux. Vingt-quatre heures à repousser la mort qui rongeait son esprit, dissimulée dans des voix et des angoisses qu’elle avait appris à ne plus écouter. Bientôt, elles disparaîtraient. Jusque-là, il fallait faire attention à les éviter. Il fallait les fuir, les faire taire, les ignorer. Elle prit soin de ne pas trop ranger. Elle prit soin de ne pas trop préparer. Le café, seulement, était presque prêt. Il ne restait qu’à appuyer sur ce bouton. Appuyer sur ce bouton après l’avoir accueilli, après lui avoir offert la vue de cet appartement dont elle n’aurait su être fière, après l’avoir laissé s’asseoir.
Que penserait-il d’elle ?L’heure arriva trop vite, trop tôt, dans la journée du Samedi. Elle n’avait fait qu’attendre, cachant son angoisse dans le bout de ses doigts qui tapotait la table bancale. Elle n’avait fait qu’attendre, trouvant le temps long, long à s’en détruire le ventre, à en perdre le souffle. Puis, l’horloge afficha les quatre heures de l’après-midi, et tout alla trop vite. Elle n’eut le temps de penser, elle n’eut le temps de l’attendre vraiment – déjà, la sonnette retentissait.
Immobile. Quelques secondes s’échappèrent avant que la sonnette ne retentisse à nouveau.
S’en irait-il si elle ne bougeait pas ? Et alors ? Que se passerait-il
après ? Elle ne devait le laisser partir.
Vivre. Maintenant.Elle se leva, dans une douceur maladive, et alla ouvrir la porte.
Lui. Son mari, le père de son enfant, était là. Il se tenait devant elle, comme s’il n’avait arrêté d’être quand elle n’avait plus pu vivre, comme si la folie qui l’avait touchée avait su le rendre plus
lui. Les yeux bleus de la jeune restèrent bloqués sur lui. Ses lèvres ne surent s’ouvrir. Sa gorge ne sut se remplir.
Muette. Il la verrait muette. Souriait-elle ou bien n’était-ce que son cœur qui brûlait ? Son visage trahissait-il l’amour qui, dans sa poitrine, battait ? D’un signe de tête, elle l’invita à entrer. Un coup d’œil vers l’intérieur de l’appartement suffit à lui empourprer les joues d’une honte qu’elle n’aurait su cacher. L’endroit était minable.
Elle n’était qu’une folle qui vivait chez un fou.Une folle qui vivait. Elle tira un tabouret pour le brun, si imposant à côté d’elle, et resta debout à côté de la cafetière.
Appuyer sur le bouton. Que pensait-il d’elle ? Son silence lui donnait-il un air plus névrosé encore ? Savait-il voir dans ses yeux brillants que le calme revenait peu à peu, que la guérison essuyait doucement son âme altérée ? Le regard perdu sur cet homme si beau, sur cet homme qui avait été – qui était presque encore – sien, l’improbable la déchira. Dans le même silence que celui qui l’accompagnait depuis cinq jours déjà, elle sourit. Elle sourit non pas de ses lèvres, mais du fond d’elle, mais de ce qui ne savait plus s’exprimer. Elle sourit, doucement, simplement soulagée de cette présence qui l’avait si longtemps apaisée, de cette présence dont on l’avait bien trop longtemps éloignée.