Je n’étais pas censée me retrouver ici. A vrai dire, je n’étais pas censé sortir de la maison. Seulement je m’étais tout de même échappée de ma prison adorée, bien décidée à profiter de la longue soirée qui me tendait les bras. Peut-être que Barnabas me ramènera à la maison par les cheveux mais je n’en avais rien à faire. J’étais dehors, libre de discuter avec qui je voulais. J’aurais bien assez de temps pour penser aux répercutions de mon acte.

C’était donc pleine de bonne volonté que je me mélangeai à la foule, en direction de la star du mois. Tout le monde n’avait cessé d’en parler, d’aller y déposer un talisman, un gri-gri, et tout un tas d’autres objets. La ville avait été saisie d’une sorte de frénésie pour un vulgaire feu de camp. Enfin, feu de camp… Cela s’apparentait plus à un autodafé du passé des gens. Chose qui me dépassait complètement soit dit en passant. C’était d’une naïveté et d’une crétinerie révoltante. Tous ces gens n’avaient pas conscience de ce que l’oubli de soi-même signifiait. Certains en avaient une vision idyllique tout au plus. Qu’espéraient-ils dans le fond ? Se réveiller un beau jour, avoir l’âme légère et continuer son chemin, l’air de rien ? Ils ne connaissaient pas la valeur du souvenir, de cet atome constituant d’une vie. Je les détestais d’être aussi impatients de brûler une partie douloureuse d’eux-mêmes, moi qui ne me souvenais même pas de mon propre prénom.

- « Ne vous y méprenez-pas, vous n’irai pas mieux après que le feu ait anéanti votre mauvais souvenir parce que justement, il ne l’anéantira pas. Mais vous vous en rendrez compte très rapidement. C'est pour ça que vous irez vous enivrer d’alcool. Résultat des courses, une bonne gueule de bois et une situation inchangée. C’est pas vraiment utile cette fête au final… Quoi qu’on y mange à l’œil quand même, lâchai-je au premier malheureux qui se trouva trop près de moi. »

Un point dans la foule. Marcus, les bras croisés, les yeux rivés vers le bûcher. Il observe bien que sa présence ne soit pas totalement justifiée, Marcus, il n'a pas fait un pas jusqu'ici avant cette soirée pour foutre un truc en feu. Les regrets, trop peu pour lui. Il est là pour sortir un peu, pour admirer les flammes. Et peut-être même qu'après il se mettra à raconter une de ses histoires à dormir debout pour faire peur aux gamins. Oui, peut-être. Il observe un peu endormi, lui revient en mémoire la fois où Aristée s'est laissé absorbé par le feu quitte à s'y jeter. Il rit tout seul en regrettant que Felipe l'ait réveillé, en regrettant aussi de pas avoir attaché le garçon avec les autres objets pour voir un problème disparaître. « Ne vous y méprenez-pas, vous n’irai pas mieux après que le feu ait anéanti votre mauvais souvenir parce que justement, il ne l’anéantira pas. Mais vous vous en rendrez compte très rapidement. C'est pour ça que vous irez vous enivrer d’alcool. Résultat des courses, une bonne gueule de bois et une situation inchangée. C’est pas vraiment utile cette fête au final… Quoi qu’on y mange à l’œil quand même » Il se retourne alors vers celle qui a parlé tout haut. Il hausse les épaules, se sentant pas trop concerné. Pour lui, c'est juste quelqu'un qui s'essaie à la méchanceté. « Ne vous y méprenez pas, mes problèmes je les règle pas au bûcher. Moi, une scie et des sacs poubelles me suffisent..» répond t-il en riant de sa propre bêtise. Il sait pas pourquoi il répond, les gens venant plomber la bonne humeur des autres, il les ignore d'habitude. Mais là, il n'est entouré que de gens sans visage et il s’ennuie. « Quoique, j'aurais bien planqué des feux d'artifices dans ce truc, juste pour voir la ville s'enfuir en courant. »

Marie-Jeanne, elle a des airs d'être au dessus du monde tandis qu'elle regarde le peuple de Douvres s'extasier sur un feu de cheminée. Elle est là, dans son coin, éloignée de la foule à me pas savoir quoi faire. L'idée même du feu de joie ne lui ressemble pas, alors d'aller danser autour comme si c'était vrai ce qu'on dit, que les choses du passé disparaissent lui ressemble encore moins. Pourtant Marie, quelque part, elle aurait bien voulu avoir quelque chose à jeter, elle aurait bien aimé croire à toutes ces choses pour se donner les moyens de changer de vie et de faire comme si le passé était passé. Oui, Marie parfois elle aurait bien voulu être aussi crédule, parce que aussi débile que les gens puissent paraître à cet instant, ils ont quand même l'air de bien s'amuser et ce qui lui trotte en tête alors que les flammes du bûcher continuent de s'élever. Toutefois, elle n'évolue pas. Ne pars pas. Il y'a toujours cette fierté qui lui dicte d'être à l'écart des autres, comme au dessus d'eux et de les haïr.

Je suis assise depuis longtemps déjà. Après les autres avec une concentration déconcertante. Ils sont moins nombreux que tout à l’heure. Beaucoup sont partis après avoir déposé leur fragment de passé. Ils ont déjà eu le courage de l’apporter jusqu’ici, ils n’ont pas celui de voir l’incandescence prendre vie sans la moindre décence. Il ne reste plus que les autres, ceux qui se sont persuadés que le rituel ne s’achèverait pas tant que les flammes n’auraient pas commencé à bouffer leur passé avec un drôle d’appétit. Et puis les spectateurs, bien sûr, ceux dont je fais partie.Je ne sais pas ce que je fais là. Ils ont allumé un feu de joie et dans feu de joie il y a joie. Peut-être que je tente de me convaincre que j’arriverai à leur en voler un peu, un petit peu de cette joie. Ou bien mon unique objectif est de venir ici afin de pouvoir les jalouser sans concession, sans la moindre pudeur, eux qui ont ce que je n’ai pas et qui prennent le temps de venir sur la plage pour le brûler. Au fond, tout ce que je veux, c’est un prétexte pour sortir de cette bulle noire au creux de laquelle je suis en train de m’asphyxier toute seule, sans aide extérieure. De mes mains sèches, je caresse le sable froid qui s’insère dans les crevasses que mes dents ont creusées tout au bout de mes doigts. C’est douloureux, même le sable me veut du mal.J’ai envie de m’allonger afin de regarder le ciel, mais d’affreux nuages gris me refusent ce plaisir. Dans mon dos j’entends les vagues qui se fracassent sur la plage avec une tendre délicatesse. Je ne me retourne pas : la mer me rappelle trop l’Irlande. C’est la mer toute entière que je voudrais brûler. Echos de conversations : je souris à l’idée d’un feu d’artifice pour camoufler ma peur ; je n’aime pas trop ces choses-là. Avec la lenteur des gens qui n’ont pas de buts, je me lève pour me rapprocher un peu. Le spectacle a commencé. Je m’arrête aux côtés d’une jeune femme. Elle est belle. J’ose croire qu’elle n’a rien jeté dans le feu de camp car elle ne fixe rien de particulier. Les autres, ils fixent tous leur sacrifice comme un enfant martyr. Son silence, à la fille, il est doux comme la fumée de mes cigarettes. J’en sors une et l’allume avant de réaliser que peut-être la fumée la gêne. Je me baisse et écrase le bout de ma mort en tube sur le sable avant de la ranger dans le paquet. Je la fumerai plus tard. Est-ce que je dois parler ? « Tu n’as rien à brûler, toi non plus, n’est-ce pas ? » Je réalise après l’insouciance avec laquelle je viens d’assassiner le silence. Je n’ai pas l’habitude de parler aux inconnus. Je n’ai pas l’habitude de parler du tout, d’ailleurs. « Désolée, je ne… Pardon. » Et à nouveau, je m’emmure dans mon silence. Le silence de dehors parce que dedans la tête le silence n’existe plus.

Un présence. Marie détourne pas le regard pour voir. Elle la sent c'est tout, intérieurement elle râle contre elle même parce que si elle partait maintenant, elle aurait l'air louche. Aussi que ces gens venus observer leur babiole prendre feu pour partir ensuite. Marie-Jeanne, elle pense que si les gens voulaient vraiment faire table rase du passé, il resterait jusque bout, parce que la moindre particule peut rester et tout gâcher. C'est comme qu'elle aurait agi, si elle même avait cru à tout ça. Elle soupire, lourdement. On l'entend. Elle commence déjà à en avoir assez d'attendre. Mais quoi ? La grand attraction de sa soirée, c'est ça : ce maudit feu de joie. « Tu n’as rien à brûler, toi non plus, n’est-ce pas ? » Elle est interrompu dans ses pensées. Son visage se tourne vers la présence, l'inconnue désormais. Comment a t-elle deviné ? Marie hausse les épaules et répond avec nonchalance.  « Je ne crois pas aux choses symbolique. Si le feu réglait les problèmes, on se serait tous immolés depuis longtemps.  » Deux secondes elle imagine la scène, retient un sourire. Ridicule.  « Désolée, je ne… Pardon. » Marie, elle comprend.  « Tu me dérange pas. » lâche t-elle. Le silence revient après, Marie-Jeanne, elle sort une clope et la grille. Elle poursuit. « Alors ? Pourquoi t'as rien jeté dedans ? . »

Elle ne la dérange pas. C’est bien étonnant. D’ordinaire, elle aurait répondu avec une pleine d’indifférence. C’est ce qu’elle sait faire. C’est qu’elle préfère faire. Les discussions inutiles du commun des mortels n’ont aucun intérêt à ses yeux. Et pourtant, la voilà qui répond. Probablement parce que comme sa voisine, elle trouve cette histoire de feu tellement inutile et agaçante qu’elle a besoin de partager cette avis. Ce ne serait pas surprenant. Marie, elle aime entendre qu’on lui donne raison. Y’a son égo là-dessous qui s’en sent tout dorloté. « Tu as raison. Je veux dire... Je pense comme toi, tout du moins. » Elle n’a qu’un sourire pour toute réponse. Que pourrait-elle ajouter ? On lui a donné raison. Rien. Un sourire en guise de réponse. C’est déjà bien. La curiosité en vient tout de même à forcer Marie à poser des questions, du moins à interroger la fille et si parler fait passer le temps plus vite. Alors pourquoi ne pas faire un effort. . « J'ai rien à balancer. Ou plutôt... Faudrait que je balance tout. » Oh, Marie elle peut foutre le feu à sa maison si ça peut l’arranger. Elle s’imagine déjà avec le briquet et le bidon d’essence à la main, mais revient vite sur terre. C’est sûrement pas de ça qu’elle voulait parler. Des trucs perso. Grimace de Marie. Elle n’aime pas les trucs perso. « Je suis incapable de brûler mon passé. Il faudrait déjà que je me souvienne correctement de tout ça pour le brûler. J'me suis tirée sans rien prendre. Ce que j'ai avec moi, j'peux que le garder, concrètement. » Elle hausse les épaules. Elle voit pas trop où elle veut en venir et ne veut pas le savoir. « Dis plutôt que t’as plus rien à balancer, si t’as tout laissé derrière toi. » finit-elle par commenter avant de se taire pour savourer le parfum du tabac avant que le mégot ne retrouve le sol. . « T'en veux une ? » Elle hoche la tête. « Non merci, j’aime pas emprunter. Puis j’ai mon paquet. » répond t’elle tout en ayant conscience de la rudesse de son ton. . «Sinon, t'es pas d'ici donc ? Simple déduction, le feu de joie se tient tous les ans. J'suis sûre que là dedans, ça pense déjà à ce qu'ils y mettront l'an prochain. »