Il a toute la panoplie du dormeur accidentel. La bouche grande ouverte en un o, le filet de bave, les courbatures qui se forment dans son cou. On le sonne :
- Jeune homme.
(C'est le conducteur du bus, toujours là pour l'embêter.)
- Allez, descend p'tit gars. C'est fini là, la promenade. Regarde, t'es au théâtre. Fantôme à la mer, tu connais, cette pièce ?
Pan marmonne, râle, se casse. Quel bougre d'imbécile de conducteur de bus. Un petit nouveau peut-être. Ici, on sait tous. On tremble en écoutant les histoires du fantôme à la mer, la légende de Douvres. Ce personnage qui traîne dans les lèvres des grands pour faire flipper les plus jeunes. Pan fonce. Pan il se prend des grands airs et s'imagine déjà combattre le méchant monstre de Douvres. Devenir un héros, tout ça.
- Une place enfant s'il vous plaît.
Enfant, lui. Allez, on le croit. On lui donne dix-sept ans. Allez, va pour la place enfant.
C'est bondé et c'est vide, c'est plein et c'est triste. Comme endroit. Ça sent tout drôle quand les gens débarquent sur scène et font craquer le parquet de la scène sous leurs pas décidés. Ils brillent dans la lumière, les acteurs. Et le fantôme ?, qu'on se demande en silence.
Soudain, noir, intergalactique.
Il est là, le fantôme.

Il y a une tempête, là, une tempête, oui, douce et calme, et pourtant si lourde, trop lourde, sur ses maigres épaules. Niel a envie d'un verre, Niel a envie de boire la mer, oui, toute entière, pour ne plus y penser. Pour ne plus sentir la douleur, là, sur ses épaules, et puis le souffle trop court, entre ses lèvres. Ça ne disparaît pas, ça reste là ; peu importe à quel point il peut bien serrer ses doigts, peu importe à quel point il es là, son magicien, son Oze, ça ne change rien. Rien ne va. Le poids est là, toujours là, trop présent. Le noir est trop envahissant ; pourtant, Niel, il l'aime, le noir. Il le caresse, le noir, et puis il sourit, doucement, face à la mort. C'est beau, après tout, le suicide. C'est un choix radical, final, pour une nouvelle vie. Mais le fantôme, le fantôme, l'être meurtri, il n'est pas parti. Il est là, le fantôme, au bout de ses doigts. Il est là, le fantôme, dansant partout, tombant parfois, là, tout autour d'eux. Il tremble, alors, Niel. Il tremble et il serre les dents, pince ses lèvres, pour retenir ses sanglots. Il ne l'aime pas, ce noir là. Il ne l'aime pas, cette pièce. Ses doigts sont douloureux, à serrer la veste d'Oze, tout à côté. Il a peur, Niel, si peur, face aux larmes qu'il perçoit, autour, et qui menacent de couler, là, sur ses joues d'enfant. « Oze je - j'aime pas ça. » C'est un souffle, minime, entre ses lèvres. Son visage qui s'enfouit contre son épaule, une seconde, pour faire taire les sanglots, et puis faire disparaître ce poids, trop lourd, trop intense, au creux de son ventre.

Les doigts de Niel sont nerveux, perdus contre ma veste. Mon cœur se serre sous la pression qu'ils exercent. J'ai l'impression de ressentir sa peur, chacune de ses larmes, enfouies, là, quelque part sous ses paupières. Elles veulent couler sur ses joues, dévaler sur sa peau trop douce pour être usée. Son souffle, trop chaud, brûle ma peau glacée. L'une de mes mains se perd dans sa chevelure. Mais rien n'y fait, il est mal, noyé dans l'obscurité du théâtre. Les bruits viennent de là, puis d'ailleurs, ils dansent au dessus de nos têtes. L'ambiance, lourde, s'écrase sur mes épaules, en plus de son appréhension. « Oze je - j'aime pas ça. » Sa voix, basse, trop basse, me brûle les veines. Mes phalanges se referment contre sa chevelure et tombent finalement contre sa nuque. Trop bleu, trop transparent, mon regard est invisible, il flotte dans l'air, cherche désespérément celui de Niel. Impuissant, un faible « ça va aller. » quitte mes lèvres. Mais qu'est-ce que j'en sais après tout, moi ? Ouais, c'est tellement con de dire ça sans en savoir la signification. Mon âme tremble, doucement, contre la sienne. Elle tente de lui tendre la main, pour attraper la sienne et s'y lier dans une étreinte délicieuse. Son désespoir me frappe de plein fouet, comme un appel à l'aide. L'âme s'embrase, là, à le voir si mal, si fragile. « Tu … Niel. Tu veux qu'on sorte ? » J'ai envie d'ajouter des tas de mots. Des sécurités en plus. Un peu comme : on s'en fiche de l'obscurité, on la brise, on la dépasse, on la traverse. On va ailleurs, petit, pour respirer. Mais les mots restent bloqués, incapable seulement de le rassurer. Tu parles d'un magicien.

Il aurait pu être à la maison. À la maison, vu son unique journée de congé, pour réviser un peu. Faire quelques devoirs, vu son retard, et puis relaxer un peu. Mais Felipe, il ne sait pas dire non ; encore moins quand l'autre, il se nomme Paul. Surtout pas à un Paul, non, armé d'un Marcus. Parce qu'un peu de connerie, un peu de bêtise, c'est au mieux, pour son coeur tourmenté. Un peu de rire, de légèreté, pour oublier les problèmes et puis relaxer. S'amuser, comme les trois grands retardés qu'ils peuvent bien être, une fois réunie. Alors il est là, Felipe. Il est là, en compagnie des deux cons, dans les coulisses du théâtre. Il rigole, malgré les lumières éteintes, malgré les gens qui parlent, là, sur la salle. Il rigole, et puis il suit Paul, ou du moins il essaie. « Mon Paolo, t'es où ?! » Il rit de sa connerie. Et puis là, bam. Un bras autour de lui et une main, là, contre sa bite. Un rire au travers de ses lèvres. « Chat-bite !! » Il rit, parce que c'est Paul, et puis qu'ils sont comme ça. Aucune pensée obscène, juste lui et son ami. Ils sont frères, tout bonnement. Et puis c'est marrant. « T'as les mains propres, j'espère ? tu fais l'test des couilles, aussi, pour voir si y'a des masses ? » Et il rit, encore. « Tu veux que j'retire mon pantalon, p'être ? » Il ricane, comme un con, avant de chasser ses doigts et puis de se retourner, la bouteille de lait de coco à la main, et puis de lui en foutre plein la gueule. « t'as vu comme tu m'fais d'l'effet haha ! » Il rit, et puis il fuit.