Le boulot a été dur, aujourd'hui ; Felipe le sent au travers de ses membres douloureux et de ses muscles qui, sans même les connaitre, se voit douloureux. Sur le siège à côté, dans le van, il y a la boite. La boite, simplement et classique, d`où on entend le cliquetis du verre, à l'intérieur. Felipe lui jette un regard parfois, lorsqu'il stoppe le véhicule à un arrêt ou un feu rouge. Il pince ses lèvres et secoue la tête, passe devant l'appartement et descend le long de la côte, pour aller près de la promenade. Ça ne prendra que quelques secondes. Déposer la boite, l'observer deux secondes, et puis partir. Deux secondes seulement. Pourtant, une fois le véhicule arrêté dans le stationnement du motel, il reste un moment là, juste assis, avant de soupirer et de sortir, se trouvant un peu pathétique. Il sent ses doigts tremblés et il se trouve bête, face à ça. Ce ne sont que des bouteilles. Des bouteilles vides. Les dernières bières qu'il a bien pu boire, cette semaine. Il lui faut pourtant tout son courage pour prendre cette foutue boite dans ses doigts et marcher jusqu'au bûcher, ne pas prêter attention au regard des gens, tout autour, et la déposer. Il enfouit ses mains dans ses poches un instant, à cause du froid, reste là et observe, avant d'hocher de la tête, comme pour lier un contrat avec lui-même, et fuir simplement, ayant décidé d'essayer, du moins, de stopper l'alcool pour ne pas finir comme sa mère.

Ses doigts sont froids ; quelque part, il lui semble qu'un simple courant d'air un poil plus puissant pourrait les briser, comme du cristal, et les faire tomber contre le sol. Edwin ne porte pas de moufles pourtant, et ne souhaite pas en enfiler. Il désire, le pauvre maudit, le suicidaire qui vit, sentir le touché du papier, sous ses doigts. Le papier qui, pourtant simple, si simple petite feuille déchirée venant d'un cahier de cours quelconque, prise par là rapidement sur l'instant, à changer deux vies. Une bonne dizaine de vie, en fait. Edwin essaie de sourire, un peu ; on dirait une grimace qui danse sur ses traits. Il ricane tout bas, juste à imaginer sa tête, avant de la secouer et d'abandonner, simplement. Ses doigts tremblent, contre la feuille de papier. Ses fesses sont froides, gelées par le contact bien trop long, contre le banc, là, posé sur le bord de la promenade. Il ne sait pas réellement depuis combien de temps il est assis là, dans le froid, à observer les gens qui passent et ceux qui, courageux à son contraire, déposent un bien aux pieds du bûcher, à tout jamais, avant de disparaître. Edwin sait seulement qu'il a froid et qu'entre ses doigts, il tient quelque chose de petit, une simple feuille usée par les années, qu'il aimerait bien déposer et oublier, simplement. Un contrat, un pacte de suicide établi il y a quelques années, pacte qu'il n'a même pas respecté. Edwin a le souffle tremblant ; il se sent mal. Mal de ne pas avoir eu la force, mal de ne pas l'avoir fait, comme les autres. Il se sent faible ; faible de vouloir vivre alors qu'il n'aime même pas ce monde, simplement car il ne peut se passer de la présence de Marie-Jeanne qui, pourtant, ne veut plus réellement de lui. Ses yeux se ferment fort, presque douloureusement, alors qu'il serre ses doigts sur le papier au point de le froisser. Il reste ainsi quelques secondes, une éternité peut-être, avant de trouver la force de se lever, malgré ses maigres jambes engourdis par le droit, et puis de quitter le banc. Ses pas sont rapides et saccadés, l’entraîne devant le bûcher. Son souffle est rauque, cassé, alors qu'il serre un peu plus la feuille pour la déchirer en une pluie de confettis qu'il laisse tomber au creux des branches bien placées, pour ne pas qu'ils s'envolent, et il rebrousse chemin. Ses doigts s'enfoncent dans ses poches, et Edwin ne regarde pas derrière. Il le fait depuis bien trop longtemps, ça, de toute manière.

Une peluche. Tu l'observes depuis quelques minutes, là, sur le banc de ton camion. Elle est un peu usée, certainement laide aux yeux de plusieurs. Personnellement, tu ne l'as jamais grandement appréciés. Elle est juste rose et brillante, avec des prunelles faites en plastiques et beaucoup trop bleus, selon toi. Elle te fait grincer des gens, par le sourire qu'elle ne peut s'empêcher d'aborder. Depuis des mois maintenant qu'elle traîne dans la grange, sous le lit ou alors dans les placards. Tu peux pas t'empêcher de grimacer à chaque fois que tu croises ses yeux trop grands, mine de rien, et puis de la balancer dans un coin de nouveau, pour l'oublier. Lou, elle a certainement du l'oublier, quand elle est partie rapidement, comme ça, t'abandonnant. Elle l'aimait tellement après tout, cette peluche à la con ; tu ne l'as jamais aimé, toi. Juste à l'observer, elle te rappelle cette manière de gamine qu'avait Lou, pour parler à ses peluches, lorsque la chose arrivait. Une gamine. Une enfant. T'aimais ça pourtant, la voir comme ça, un peu idiote, et pourtant maintenant, ce n'est qu'un frisson de dégoût le long de ton échine. T'as un fin sourire aux lèvres, Dali, en te rendant compte de la chose. Tu ne l'aimes plus. C'est fini, maintenant ; tu ne la sens plus tellement, cette plaie, dans ton coeur. Oh, ce n'est pas Aristée qui l'a cicatrisé. Quelque part, tu doute un peu de votre relation, des disputes et de tout ça ; tu n'as jamais été avec un homme, après tout. Mais qu'importe ; tu as oublié Lou, c'est le plus important. Peut-être que maintenant, et bien, les choses iront mieux. peut-être que tu auras un peu moins peur dans ta relation, ou une bêtise du genre. Tu ne sais pas, et t'as pas envie d'y penser non plus, au final. Ta pause déjeuner est bientôt terminée, de toute manière, et tu dois sortir de ton camion, prendre cette peluche et la déposer juste là, aux pieds du bûcher. Peut-être que Lou la verra. Tu n'en as pas grand chose à faire, en fait. Quelque part, tu ne t'en soucie pas réellement. La peluche rose, tu la déposes simplement, sans la moindre hésitation, paisiblement, presque. Tu as ce fin sourire, sur les lèvres, et les mains qui se glissent dans tes poches. Ton regard s'y attarde un instant et son regard, une seconde, te semble presque larmoyant. Il y a un rire étouffé entre tes lèvres, presque amusé, et puis simplement, tu te retournes, prête pour retourner au travail. Les morts n'attendent pas, après tout. C'est bien connu.

Il fait nuit, encore. Avec le boulot et les horaires d'autobus un peu étrange, Niel, il n'a pas le choix de sortir dans la nuit, avant que le soleil ne se montre, pour aller au travail. Ça ne lui dérange pas réellement. Il aime arriver avant les autres, qu'importe s'il est en avance d'une heure, ne serais-ce que pour jouer avec les enfants un peu, ceux qui sont insomniaques du moins, pour les faire sourire. Ce matin, il ne le fait pas, pourtant. Niel, il a entendu parler de ce bûcher. Un gros et grand bûcher le long de la promenade, pour les cent ans d'un certain fantôme. Il ne connait pas réellement l'histoire, Niel, mais elle le fait sourire un peu tristement. Il a l'impression de le connaitre, ce fantôme. De sentir son toucher, contre sa peau, et son histoire, doux murmure, dans sa tête. Ce matin, Niel a décidé d'aller au bûcher, donc. Il sait qu'il fait un peu plus froid, avec la nuit qui est encore là. Il le sent contre le bout de son nez qui, certainement, doit être rouge. La tête enfouie contre ses épaules et assis dans l'autobus, il sent pourtant le froid, encore, qui fait des chatouillis, contre sa peau. Ça dessine un doux sourire, sur ses lèvres, et les gerce un peu, en même temps. Niel, il a le merci tout doux, léger au bord des lèvres, lorsqu'il quitte le transport et fait un signe au vieil homme. Il ne le connait pas, mais il ne peut s'empêcher de lui dire merci, ainsi que bonne journée, le tout accompagné d'un sourire timide. L'homme hoche de la tête, bien sérieux, avant de sourire un peu pourtant, quelque chose de léger, au coin de ses lèvres. Ça met du bonheur, dans le coeur de Niel. Un peu, comme une douce chaleur. Le petit trop grand resserre les pans de son gilet, pour garder cette chaleur au fond de lui, pour la journée, du moins. Il lui faut quelques pas de la neige et se perdre un peu sur le bord de l'eau, avoir froid aussi, surtout, pour trouver le bûcher. Niel reste devant un moment, les yeux miels et grands, ébloui par sa grandeur. Il se sent petit, soudain, si petit tout à côté, et ça lui fait du bien. D'être petit, réellement, pour une première fois peut-être, à côté de quelque chose. De ne pas être le plus grand, simplement. Ses yeux, doux lac de miel, se tournent vers les objets, aux pieds du géant. Il ne peut s'empêcher de sourire, le Niel, et puis d'avoir les larmes aux yeux. Les gens ont déposés des choses, des tonnes de choses oui, déjà. C'est beau; plus que beau, même. Il se sent un peu idiot, quelque part, de n'y déposer qu'une vulgaire photographie, mais qu'importe. De ses longs doigts, il sort la photographie de sa poche et la dépose là, coincée entre deux grands morceaux d'arbres. Le visage de son père, dur, et le sien, trop innocent, lui font face. Niel sourit un peu, un peu tremblant, la tête penchée sur le côté. Il observe son père qu'il n'a pas vu depuis des mois, son père qu'il aime toujours autant, malgré ses défauts trop grands et ses qualités trop petites. Sa langue passe sur ses lèvres gercées par le froid et, le souffle tremblant, Niel se détourne, enfin. Il ferme les yeux, fort, essaie de ne pas penser à son choix. Son choix de ne pas voir son père, ou du moins, de ne plus en avoir peur, à partir de maintenant.

Elles sont là. Toutes les lettres que tu as pu leur écrire. A Nova. Et à Oze. Il y en a beaucoup. Trop probablement. Elles sont tous tes tourments. Toutes tes pensées déplacées. Tous tes désirs aussi. Et tes peurs. Elles sont tous tes regrets. Oh oui, tes regrets. Ces mots que tu ne leurs as pas dis. Ces gestes que tu as réprimés. Puis ces sentiments. Tous ces sentiments qui se bousculent encore dans ton cœur détraqué.

Te voilà devant la montagne de souvenirs. C’est beau. Oui, quelque part, c’est beau. Tous ces objets là. Ces morceaux du cœur des autres. Tu regardes un instant, laissant tes pensées vagabonder. Vers le monde un peu bizarre, un peu dégueulasse. Ce même monde qui peut pourtant paraître parfois si joli. Tu soupires un peu. Tes lettres vont bruler. Tu ne te fais pas d’idées, ce n’est pas la fumer qui va porter tes mots vers tes morts. Non, tu n’es pas si con. L’image est belle pourtant. Mais tu sais bien qu’ils sont pas là haut. Non, ils sont sous terre. En train de pourrir. T’es trop réaliste pour te mettre à rêver d’un monde parfait pour accueillir les morts.

Doucement, tu poses ton paquet de feuilles. C’est pas très ordonné. Les feuilles ne sont même pas dans une pochette. Ou une enveloppe. Non, non. Ce sont des feuilles volantes. Pleins. Même pas de la même taille. C’est le bordel. Juste le bordel. Comme dans ta tête. Comme dans ton cœur.

Tes lettres, c’est un peu toi.
Et pour cette fois, c’est ça qui brulera.

Qu'est-ce qu'il aurait bien pu donner en pâture aux flammes ? Ce ne sont pourtant pas les souvenirs douloureux qui manquent dans l'existence du Renoir. Une bonne part de souvenirs inventés, construits de toute pièce, des souvenirs irréels qui le remplissent de joie. Louis serait heureux s'il y avait eu quelque chose dont il aurait vraiment eu à se plaindre. Malheureusement, sa vie avait toujours été parfaite. Et là, face au bûcher, la seule chose qu'il peut envisager de brûler, c'est un objet qui ne lui appartient pas. Il y a quelques jours, il lui a pris l'impulsion de dérober le journal intime de sa voisine, suite à un conflit stupide entre les deux partis. Lire le contenu de ces pages roses, rédigé dans une écriture étroite et alambiquée, et pire, avec toutes les fautes d'orthographe, cela ne l'intéresse pas. Louis a donc trouvé le moyen parfait de lui faire payer cette abominable lecture. Il s'est composé un visage solennel et triste, comme si ce journal était le sien, que les sordides histoires qu'il narrait étaient les siennes. Tout le monde peut ainsi y croire, et penser que Louis Renoir est un type totalement normal, avec une histoire triste et une sensibilité.
Bah voyons...

Après avoir jeté le journal dans le futur feu, il se fige soudain, en remarquant que quelques feuillets se sont envolés. Oubliant totalement le regard des autres, il plonge la main et retire quelques feuilles dont il lit rapidement quelques mots. Des noms totalement inconnus, absolument pas français, lui sautent aux yeux. Ce sont deux personnes différentes, et pourtant, c'est la même écriture. Le Renoir n'a absolument aucune idée de ce que cela signifie, mais la lecture promet d'être intéressante. Il emporte donc les lettres avec lui, sans savoir si l'auteur se trouve à proximité ou non. Il espère juste que ce sera mieux rédigé que ce journal intime qui va bient^pt brûler, car il apprécie assez peu le mélodrame quand il est mal écrit.

Tu as patienté, un moment. Pour un temps de sérénité. Tu n’as pas vraiment envie que quelqu’un puisse de voir dans cet instant de sensibilité. Tu te sens ridicule. Sentimental. Faible. Pourtant, même si tu te dis que c’est des conneries, ces choses-là, que ça te changera pas, tu t’y sens obligé. C’est presque une nécessité. Comme si ça allait te libérer. Tu as juste entendu quelques bruits courir. Quelques histoires se raconter, sur le fantôme d’un suicidé. Un grand bûcher. Un endroit où vous pourriez déposer un secret. Une quelconque histoire du passé, quelque chose qui pourrait vous permettre, en l’oubliant, de mieux avancer. Alors, tu regardes quelques-uns de tes papiers. Une lettre. Quelques mots dégoulinants d’amour de Cassandre. Une carte que tu as froissée, dans un moment de colère. Quelque chose que tu as reçu il y a peu. Quelque chose que tu devrais détester. Dont tu aurais dû te débarrasser. Puisque ça a toujours été un peu ridicule d’y croire, malgré tout. Parce que tu ne pourras jamais réellement lui offrir ce qu’il avait toujours désiré.
Et puis, tu avais cette photo, là. Peut-être le truc que le plus personnel que tu avais, le plus ancien, hormis ton portefeuille. Cette chose. Tu l’as faite tourner entre tes doigts, en l’observant. Tu souris, là, sur l’image à l’impression plastifiée. Tu es bras dessus bras dessous avec ton père. Il regarde l’objectif, l’air fier, victorieux. Tu ne sais plus quelle est la raison pour laquelle vous sembliez si heureux. Tu imagines que vous l’étiez, seulement. Tu te souviens juste qu’elle était là, coincée entre deux cartes, dans une pochette de ton portefeuille. Tu t’es approché du tas d’objets, le cliché entre les doigts. Et tu l’as déposé-là. Peut-être presque tendrement, peut-être un peu rapidement. Un bout de passé. Voilà toute une éducation que tu sembles vouloir révoquer. Et peut-être qu’en te débarrassant de cette chose-là, c’est ton identité qui s’en ira, ne laissant plus qu’un grand vide en toi. Quelque part, un morceau de toi espère peut-être qu’on te remplira avec quelque chose de nouveau.
Quelque chose de beau.